Les Phrabènes, dessin de fou (02.02.2006)
Oui, chère Ellise, les mots m’attirent. Pas seulement ceux, un peu vieillots et oubliés tel que Gravelotte mais aussi les totalement inconnus, les carrément inventés comme «phrabène» qui a l’air bien sérieux comme ça mais qui n’a existé que dans le vocabulaire d’un seul homme. C’était un monsieur qui, peu de temps avant la première guerre mondiale, abreuvait de plaintes et de réclamations une Compagnie financière où il avait placé sa thune. Ce qui le faisait râler surtout, c’étaient des entités mystérieuses, des êtres fabuleux qu’il appelaient les «Phrabènes». Jusqu’à peu, j’ignorais tout des phrabènes, lorsque samedi dernier j’ai fait leur connaissance à Beaune où j’étais en ouikène par un froid de K nard. Où ça ? Mais chez monsieur Alphonse Chavroche à la librairie des 1000 et une feuilles, un lieu vénérable comme seul mon daddy sait en dégoter. J’en avais assez de l’attendre pendant qu’il apprenait par cœur de pleines étagères de grimoires sur le vin de Bourgogne, alors je me suis mise à tripoter un tas de brochures poussièreuses abandonnées dans un coin.
Et là, parmi toutes ces petites pièces d’intérêt strictement régional, me saute aux nez en criant «maman» une méchante couverte grise avec le mot «phrabènes» et le sous-titre «dessin de fou». Pour un peu, mon sang tournait en boudin. Ce n’était rien : 4 malheureuses pages extraites de La Provence médico-chirurgicale en 1936, mais c’était visiblement un cas d’art brut inconnu au bataillon. Les auteurs, un certain Jean Baltus (je vous jure que c’est vrai) et Edgar Leroy, toubib à Saint-Rémy ont eu la bonne idée de reproduire dans cet opuscule un dessin énigmatique accompagné d’une phrase sténographique et d’une inscription inintelligible. Il s’agit selon eux d’une représentation du dessinateur poursuivi par la Compagnie financière, gros serpent à plusieurs têtes dont l’estomac semble avoir avalé bien des économies. Ayant lu Prinzhorn, ils classent ce dessin parmi ceux que le psychiatre allemand qualifie de «symboliques et allégoriques».
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Commentaires
Gravelotte, un petit village tristement célèbre en Moselle, non loin de Metz...
Écrit par : Rony | 02.02.2006
Evidemment cette trouvaille semble venir dans le droit fil de mon commentaire précédent!
Elle pose la question très intéressante de la différence entre les néologismes et les mots-valise. Fait de brisures de mots de la langue (et ici plus précisément de la langue psychiatrique familière aux personnes hospitalisées: paraphrènes, schizophrènes...), le néologisme arrête la signification qui part en éclats dispersés . Le mot valise la dirige dans sa diversité et la recondense dans une signification qui s'apparente au mot d'esprit.
Le dessin fait seulement apparaître un processus logique dont la finalité continue d'échapper.
Écrit par : Beatrice Steiner | 02.02.2006
Béatrice Steiner, pourriez-vous illuster votre propos par des exemples? Merci
Le curieux
Écrit par : le curieux | 02.02.2006
Dans le mot-valise" franglais" par exemple chacun reconnaît les syllabes des mots "anglais" et "français "qui appartiennent à notre langue. Les deux axes de leur signification sont clairement indiqués. La condensation finale produit une métaphore, une signification nouvelle: celle du du charabia.
Le néologisme psychotique échoue à produire un sens nouveau partageable (pour le "sens commun"). Néanmoins il présente morphologiquement les mêmes caractéristiques de réunir des phonèmes qui appartiennent à la langue commune. "Phrabène" est un mot qui a la sonorité d'un mot français. Le dessin qui est dessous comporte la même dérive "néologique" et se présente comme les fragments d'un rhébus. L'œil électrique électrise les tentacules du serpent (écho de forme) qui "inocule" la main du bonhomme (autre écho). Entre les deux, la main qui enserre la main vient signifier l'emprise - et sans doute pour finir témoigner de la perplexité de qui se sent dans l'emprise d'un regard. Mais l'ensemble appartient à un code (sténo en dessous) dont nous n'avons pas la clef. Des morceaux de signification éparpillés ne produisent pas de sens avéré mais éveillent nos propres chaînes signifiantes.
Écrit par : Béatrice Steiner | 02.02.2006
Quand Zdenek Kosek (un créateur tchèque) nomme les psychiatres “les cérébrologues “ ça serait donc plutôt du côté du mot-valise, Non ?
Le Curieux
Écrit par : Le Curieux | 02.02.2006
Oui, bien sûr, "cérébrologues" est un mot-valise.
Je profite de ma réponse pour m'excuser de la faute d'orthographe: il fallait lire "rébus"...
Et puis aussi pour vous signaler une trouvaille que je viens de re-faire dans ma bibliothèque: "Le mécanicien roi" une nouvelle d'Etienne-Jean Delécluze, parue en 1832, qui fait le récit de l'éclosion d'un délire et son issue dans un processus de création. Gérard Macé l'a exhumée et fait paraître chez Allia en 1995 en lui ajoutant un texte "Un pantin déréglé" qui est une petite merveille. La nouvelle est digne du Louis Lambert de Balzac. 46 pages de bonheur!
Écrit par : Béatrice Steiner | 02.02.2006
Bravo à Mme Steiner pour ses fines remarques, sa typologie des mots inventés (j'y vois quelques portes de la zaoum) et sa note sur "Le mécanicien roi", texte qui effectivement est un beau petit bijou. Ces phrabènes méritent d'en savoir plus. On ne peut qu'inciter nos amis animulesques à rechercher les traces des plaintes envoyées par ce Monsieur. Qui sait? et puis, en faire un recueil.
Régis Gayraud
Écrit par : Régis Gayraud | 03.02.2006