Penser l’art brut librement (12.10.2012)

Aujourd’hui : zéro. Y’a des journées comme ça. Une lettre de Véronique ce matin dans la boîte. Elle va bien, elle m’apporte son expertise dans une affaire que j’ai sur les bras. magnets.jpgPost’it sur le frigo : les chocolats elle adore, faudra penser à lui en offrir. Pause-déjeuner avec ma copine Isabelle. Le p’tit resto italien du coin pour échapper aux collègues de la cantine. Isabelle arrête pas de tchatcher. J’aurais le temps d’avaler trois fois mes pastas qu’elle n’a pas fini le quart de sa Regina. Sages : on prend pas de tiramisu, pas de gelati, pas de desserts. chienBalance.jpgRendez-vous ce soir avec mon diététichien. J’ai perdu un kilogramme à force qu’il m’aboie dessus. Zéro vous dis-je. Mon quotidien de bad girl. Pas de quoi en faire une chronique. Pas même un SMS. D’ailleurs je suis bloquée.

Depuis qu’un commentateur exigeant m’a invitée à «penser plus librement» sur ma note à propos des photos de Marie-France Lacarce. Penser, me «débarrasser» (des préjugés) et me «forger de nouveaux outils» par dessus le marché! Et puis quoi encore? Chacun sait que j’en suis pas capable.

Alors j’ai mis mon gang sur le coup. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a pris son temps mais enfin l’une des gâchettes qui le composent a daigné dégainer une réponse présentable à mes lecteurs. Cela commence bien : «Je me souviens d’un visiteur taché par une œuvre exposée au musée d’art moderne de Saint-Etienne». La suite, je vous préviens, est moins marrante voire carrément trapue. Celles et ceux qui voudront quand même tenter l’aventure, glisseront leur souris jusqu’à ces lignes et cliqueront là-dessous.

Je me souviens d’un visiteur taché par une «œuvre» exposée au musée d’art moderne de Saint-Etienne. Voilà ce qui arrive quand on se frotte à des bidons d’huile en essayant de croire que c’est de l’art. Des décennies de tas de charbon dans un coin de salle, de toiles à matelas dans tous les sens, d’installations creuses et prétentieuses, de vidéos ennuyeuses comme la pluie, de photos géantes où le regard glisse ont tellement lassé et/ou anesthésié le public de nos institutions, de nos collections, de nos galeries qu’il fallait bien que ça change.

Que ça change pour que perdure sous une autre forme l’intimidation à laquelle le dit public est soumis par le mondialisme culturel à son stade industriel avancé, celui de l’évanouissement de l’œuvre au profit d’une vaste circulation de signes artistiques déliquescents autorisant tous les espoirs financiers.

Changer mais pour que tout reste pareil quoique porté à un stade catastrophique supérieur où la belle ivraie vaut l’insipide bon grain, où l’ersatz se pare des qualités du produit princeps. Un stade où il est indifférent que le public vote avec ses pieds en désertant les musées ou qu’il promène son manque à être dans des expositions-phares parce qu’il y a été requis au moyen de campagnes médiatiques invasives dont les multiples relayeurs profitent du chloroformage en même temps qu’ils l’administrent.

Il n’est cependant dormeur qu’il ne faille de temps à autre éveiller même si c’est pour lui donner l’illusion qu’il rêve. Brouiller de ce point de vue la frontière de l’état vigile et du sommeil est le plus sûr moyen de replonger à volonté le sujet dans le coma. Ce n’est donc pas l’art brut qui ressemble à l’art contemporain. C’est l’art contemporain qui se met à se frotter à l’art brut après avoir longtemps essayé de l’ignorer, de le nier ou de le prétendre défunt.

Ce n’est pas qu’une question de  ressourcement ou de vampirisme. «L’art contemporain» (entre guillemets) se dévalorise lui-même si vite que ses représentants, ses administrateurs, ses négociants ou ses thuriféraires ont un besoin vital de propager l’illusion que plus rien ne le sépare de l’art brut, c’est à dire de l’art le plus authentique qui soit, de l’art pur (ou presque pur) de toutes incidences autres que les siennes mêmes.

La théorie du «tout est équivalent» n’est pas seulement un effet du marché qui ne supporterait pas de hiérarchie entre des marchandises sous peine de mévente pour certaines. C’est un réflexe de survie, le symptôme d’une panique déguisée en triomphalisme devant l’évidence d’une baisse tendancielle de l’inventivité «contemporaine». L’art contemporain qui, par provocation dédaigneuse ou simple snobisme, s’est souvent réclamé du rien s’y trouve à la fin si aspiré qu’il en prend vertige. S’accrocher à ce qui donne des signes évidents de stabilité et de qualité lui devient alors nécessaire. Le rocher de l’art brut pourquoi s’en priverait-il? Quitte à le transformer en éponge, il en a besoin. Raison pour laquelle on cherche à nous faire avaler la pilule d’un soit-disant art brut mâtiné «contemporain», résultant, non d’un métissage régénérateur mais d’une hybridation technologiquement programmée pour sauver les meubles et sans plus de saveur que ces fruits calibrés qu’on nous vend maintenant sur Internet aussi bien que dans les supermarchés.

 Jean-Louis Lanoux

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