Si j’vous dis que j’ai toujours aimé lire, ça vous étonnera pas. Les étiquettes de fromages, les notices de médicaments, le mode d’emploi de mon fer à repasser qui crache. Tout y passe, même les cartons d’invitation.
J’y découvre des choses qu’on soupçonnerait pas. Ainsi, dans le beau triptyque pour l’expo Lobanov à la Collection de l’Art brut de Lausanne, au milieu des photos d’Olivier Laffely, cette mention : «Visite en langage parlé complété (pour les malentendants)». Initiative heureuse, surtout s’agissant de l’œuvre d’un créateur dont la surdité entraina le mutisme, l’internement et la rage de ne pouvoir s’exprimer et se faire comprendre.
Elle mérite le Bon Point d’Honneur spécial Animula que je distribue avec parcimonie. Elle gagnerait à se généraliser. Cela donnerait des expos Emile Ratier où les cartels seraient en braille, des expos Kosek où les visiteurs seraient tenus d’apporter leur bouteille d’eau minérale.
Je compte sur vous pour trouver des tas d’autres idées poétiques.
Quand j’entends dire que la famille de Martin Ramirez (qui cessa, lui aussi, de parler durant son internement) ne possède pas une seule œuvre de son aïeul je ne peux m’empêcher de penser que cela pourrait peut-être s’arranger. Il suffirait qu’à chaque transaction de ses tableaux, les marchands acceptant de gagner moins, les collectionneurs de payer plus, réservent une petite somme à une Fondation Ramirez créée à cet effet.
Et comme j’y vais carrément quand je me lance dans l’utopie, je me dis qu’on pourrait demander 1 dollar de plus à chaque visiteur de l’expo Ramirez de New York et quelque thune supplémentaire à tous ceux qui voudront conserver le catalogue en souvenir.
En attendant, voici en prime la libre opinion d’un lecteur sur le même sujet : Devant Martin Ramirez New York s’incline.
Roberta Smith, dans l’
International Herald Tribune du 30 janvier 2007 n’y va pas de main morte : Ramirez «
is simply one of the greatest artists of the 20th century».
Kathryn Shattuck dans le New York Times du 3 février reprend ses propos définitifs : «he belongs to the group of accessible, irresistible genius draftsmen that includes Paul Klee, Saul Steinberg (sic) and Charles Schultz (resic)».
Le ton est donné dès le préambule par Mrs Smith : l’expo Martin Ramirez de l’AFAM «should render null and void the insider-outsider distinction». Cette nouvelle réjouira ceux qui en ont assez de voir l’art brut confondu avec un courant néo-baba où, de «neuves inventions» en «collections très annexes», on aboutit souvent à de «franches» médiocrités.
Mais Roberta Smith n’évite Charybde que pour tomber dans Scylla. Ramirez serait un acteur comme un autre -un des plus remarquables toutefois- sur la scène de l’art contemporain. J’ai bien peur que cette opinion ne reflète une tendance irrésistible du marché à son stade «mondialiste».
Vu les prix atteints par des créateurs de la trempe de Ramirez, il devient capital de leur faire rejoindre le «mainstream», faute de quoi les acheteurs risqueraient de douter de la marchandise. Raison pour laquelle il convient de minimiser, voire de gommer, la dimension follement créative de cette œuvre et de son auteur. La preuve en est que Ramirez dessinait dans les marges de ses lettres avant d’être interné ! («which questions his inclusion in the art-of-the-insane category»).
Quelque chose ne va pas dans la démonstration de Roberta Smith. C’est le fait qu’elle reconnaisse sincèrement que Ramirez a changé sa vision de l’art («Ramirez changed my view of the art world 21 years ago»). Quelle que soit la précision de ses analyses concernant les techniques du dessinateur et les influences qu’il a subi (le prélèvement d’images venues de la culture populaire ou du cinéma, notamment), Roberta Smith échoue à nous faire toucher du doigt la spécificité de l’art de Martin Ramirez.
Ce qu’elle nous décrit pourrait s’appliquer à n’importe quel artiste ordinaire qui s’inscrit dans des voies ordinaires. Tout au plus s’approche-t-elle du secret de cette création quand elle met l’accent sur les «rhythmic systems of parallel lines» qui la structurent mais faute de mettre ceux-ci en rapport avec l’automatisme mental, elle le manque.
Jean-Louis Lanoux
Commentaires
les collections d'étiquettes de fromages pour les tyrosémiophile ...
beaucoup d'amateurs dans le monde ...
cordialement
Écrit par : bernard | 12.02.2007
Chère Animula, c'est une idée (dans le genre) que j'ai suggéré à une huile de l’AFAM avec qui je dînais après avoir vu cette exposition. J'ai proposé que tous les amoureux de Ramirez se cotisent pour offrir une œuvre à la famille. Cette huile, sans doute un peu vieillissante, m'a regardé avec un sourire à la Kennedy, et dans son regard incrédule j'ai cru pouvoir lire quelque chose du genre: "mais à qu'est-ce que ça pourrait nous rapporter?" La petite histoire bien triste est que la famille Ramirez, venue en délégation pour le vernissage, a passé 3 jours de foire (Outsider Art Fair) à arpenter les stands, tournant autour d'une œuvre de leur grand père. Prenant des renseignements, allant jusqu'à la réserver (c'est les R.G qui me l'ont dit). Pour finalement renoncer devant les 150.000$ annoncés.
En tant que collectionneur je ne serais pas malheureux qu’un jour on fasse du ménage dans cette affaire là. Les ayants droits ont des droits. Et personnellement je serais plus heureux de savoir que l’argent que j’ai versé pour l’acquisition d’œuvres de Ramirez est revenu à la famille, (à défaut d’en faire profiter le créateur de son vivant ; mais ça, c’est une autre histoire bien difficile à démêler).
Quoi qu’il en soit cette exposition est une merveille et montre, s’il en était besoin encore, que Martin Ramirez vogue au sommet du firmament.
B. Decharme
Écrit par : B. Decharme | 12.02.2007
J’admire les analyses et la perspicacité de Jean-Louis Lanoux sauf quand il nous sert le refrain de la mondialisation et agite l’épouvantail du capitaliste/collectionneur, stupide et frileux qui a besoin de se rassurer pour acheter. Force est de constater que c’est dans le temple du libéralisme qu’on voit les plus belles collections d’art et d’art brut en particulier. En parlant avec leur propriétaire rien ne laisse à penser que “la folie“ leur à fait peur.
La question, me semble-t-il est plus à placer sur le terrain de la pensée, des différences de cultures et d’approche du monde, qui parfois nous irritent. Mais les Français sont-ils dépositaires du Savoir. Les continents tournent-ils autour de la France? Même s’il est vrai que le sens du concept d’art brut échappe pour une grande part “aux américains“ (encore faudrait-il nuancer), conduisant certains à des approximations d’analyses, il reste vrai que nul n’est besoin d’avoir nécessairement lu Prinzhorn, Dubuffet, Thevoz, Lacan, Foucault, Lanoux et tous les potes, pour aimer l’art brut pour ce qu’il est. L’intuition et l’émotion artistique finissent par nous mettre tous d’accord… devant une Madona de Martin Ramirez tout le monde tombe à genoux.
Mikael Angel
Écrit par : Mikael Angel | 12.02.2007
Voici ce qu'écrivait le Dr Dracoulidès lors de l'exposition d'"art psychopathologique" en 1950: "Comme expression inconsciente, comme représentation du paysage intérieur, l'art des fous est plus pur que l'art enfantin et l'art primitif, et plus authentique que l'art surréaliste. Le surréaliste s'efforce par des moyens indirects et artificiels, ambigus et fallacieux, d'arriver au point où l'aliéné arrive directement, spontanément et infailliblement."
Tomber à genoux n'implique pas forcément de méconnaître l'automatisme mental agissant l'œuvre de Ramirez, ou la scène inaugurale du délire déclinée à l'infini par Aloïse!
Faire entrer (de force!) ces créateurs dans l'"art contemporain" n'est-ce pas une (vaine) tentative d'intégration par... discrimination positive ?
Un dieu obscur récalcitrant nous attire dans ces images, mais il en garde jalousement la clef!
Écrit par : Béatrice Steiner | 14.02.2007
Tomber à genoux n'implique pas, effectivement, de forcément méconnaître ceci ou cela, mais n'impose pas non plus de tout connaître. Ne pensez-vous pas qu'on puisse aimer Aloïse sans obligatoirement avoir connaissance de cette affaire de scène inaugurale du délire décliné à l'infini ... ? D'ailleurs merci de nous renseigner sur la signification de cette scène inaugurale.
Je partage volontiers votre méfiance à cette tendance de vouloir placer l'art brut dans l'art contemporain, mais pas plus d'ailleurs que dans l'art moderne où je ne sais où. Le placer dans l'histoire de l'art et de la pensée en lui reconnaissant ses particularités me semble une bonne direction à suivre. Ne pensez-vous pas?
Mikael Angel
Écrit par : Mikael Angel | 14.02.2007
Vos petits débats d'arrière-garde sont à faire pitié. Ou vous êtes vraiments naïfs ou vous êtes des sacrés opportunistes. Vous pourrez toujours louvoyer, les faits têtus sont là et vous vous cassez la gueule dessus. Vous devriez savoir que ce que vous appelez le grand marché ne cherche qu'une chose: dégrader tout en marchandise. Pourquoi donc votre sacro-saint art brut échapperait à cette loi universelle? Si pour cela il faut mettre votre dieu Dubuffet au placard, où est le problème? Le stade mondialiste n'a pas d'états d'âme, pas de convictions, pas d'idées autres que d'augmenter son pouvoir donc ses super-profits. Si votre espèce d'art brut vient troubler le spectacle, je vous parie que celui-ci fera tout pour le liquider. A la vôtre!
Fu Manchu
Écrit par : Fu Manchu | 14.02.2007
Pour répondre à Mme Steiner et au docteur Dracoulidès, j'y vais aussi de ma petite citation:
« L’originalité (excepté dans des esprits d’une force tout à fait insolite) n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »
Edgar Poe, cité par André Breton dans "Marcel Duchamp, "le Phare de la Mariée"".
"Excepté dans des esprits d'une force tout à fait insolite", Edgar Poe pensait-il déjà à ceux qu'on a enrôlés sous la bannière de l'art brut?
Dracoulidès, cela dit, est symptômatique d'un certain nombre de psychiatres qui pardonnaient difficilement aux surréalistes (Breton et Eluard au premier rang avec leur "Immaculée conception") d'avoir voulu arracher au monde psychiatrique la parole délirante pour la rendre au peuple comme une nouvelle forme d'expression, un 8ème art...
Écrit par : Bruno Montpied | 17.02.2007
Bruno Montpied rejoint Mikael Angel: on peut "aimer" Aloïse en prenant la parole délirante comme un 8° art, en négligeant alors ce qui en fait la spécificité. La scène inaugurale du délire (son regard croise celui de l'empereur et cet échange cristallise brusquement son attente d'un regard qui laverait la défaite narcissique dans laquelle elle se trouvait à ce moment là de sa vie) se répercute en "ricochet" sur toutes les représentations. Ce ricochet fonctionne sur le mode analogique et ainsi le regard inocule toutes les images, tandis que les yeux sont masqués - aveuglés.
Arracher la parole délirante au monde psychiatrique, pourquoi pas. Mais pas en négligeant le mode d'être et de souffrir qui lui est propre. C'est cette méconnaissance de la souffrance que les psychiatres ont pu reprocher aux surréalistes.
Écrit par : Béatrice Steiner | 18.02.2007
Madame Steiner, j'ai dû mal m'exprimer. Je n'ai pas défendu l’idée que la parole délirante serait un 8e art. J'ai simplement essayé de dire la chose très simple, qu’on peut aimer l'art brut sans nécessairement connaître quoique ce soit des concepts de la psychanalyse. Comme on peut s'émerveiller d'un pont sans connaître la moindre formule de physique ou aimer Brahms sans savoir lire la musique.
Mikael Angel
Mikael Angel
Écrit par : Mikael Angel | 18.02.2007
Oh combien c'est beau tout ça !
Bravo monsieur Decharme !
madeleine lommel
Écrit par : madeleine lommel | 22.02.2007
Parfois une boutade, une parole ironique, des propos provocateurs, une réflexion naïve peuvent avoir de l’effet; un vœux pieux peut se trouver exhaussé.
Voilà t’y pas qu’un comité, sur le mode “Ramirez’s Family“, a été constitué aux USA et au terme de nombreux dons et soutiens, les petits enfants de Martin on maintenant chez eux une œuvre de leur grand père.
Vous voyez Madame Lommel que vos encouragements ont porté leurs fruits.
Gossip
Écrit par : Gossip | 17.03.2007
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